Les MacAllister #3 - Né dans le péché


Prologue

 


Terre sainte

   Le vent froid de la nuit était chargé de rires. Le visage brûlé par le soleil du désert, les lèvres gercées, Sin s’accroupit dans l’ombre à la lisière du camp anglais et tendit l’oreille. Ces bruits de réjouissances ne lui étaient pas familiers.
   Son hésitation lui coûta cher. Marr lui enfonça un bâton hérissé de piques dans le dos.
   -Pourquoi t’arrêtes-tu, ver de terre ? Vas-y !
   Sin se tourna vers son maître sarrasin avec un regard si teigneux que Marr recula.
   Âgé de dix-huit ans, Sin vivait depuis plus de quatre ans sous le joug cruel des Sarrasins. Plus de quatre longues années à être battu, torturé, insulté ; à être dépouillé de son identité, de sa langue maternelle, de toute notion du bien et du mal.
   Il était devenu l’animal enragé qu’ils voulaient faire de lui. Il ne restait plus rien en lui, ni douleur ni passé. Rien qu’un vide si immense qu’il se demandait s’il serait capable de ressentir un jour une émotion quelconque.
   Il était la mort, dans tous les sens du terme.
   Rad lui tendit un cimeterre.
   -Tu sais ce qu’il te reste à faire.
   Sin acquiesça. Il prit le sabre à la lame recourbée et le contempla. Il avait la main d’un jeune homme entrant tout juste dans l’âge adulte, mais ses péchés et ses crimes avaient fait de son âme celle d’un vieillard.
   Marr le poussa en avant.
   -Si tu achèves ta mission rapidement, tu auras un vrai dîner ce soir et tu dormiras dans un lit.
   Jour après jour, ils lui donnaient juste assez à manger pour le maintenir en vie. Pour obtenir autre chose qu’une croûte de pain rassis et un peu d’eau croupie, il devait tuer. Ils le savaient prêt à tout pour un repas décent qui calmerait ses crampes d’estomac, prêt à tout pour une nuit sans torture ni douleur.
   Tapi dans l’obscurité, Sin examina les chevaliers anglais dans leur camp. Certains mangeaient, d’autres jouaient aux dés ou se racontaient des histoires de bataille. Même dans la nuit, leurs tentes étaient facilement visibles.
   Puis il entendit de nouveau la musique et les chants.
   Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pas entendu parler en franco-normand qu’il lui fallut quelques minutes pour se souvenir et comprendre leurs mots.
   Avançant à quatre pattes telle la bête qu’on lui avait appris à être, il s’approcha. Il était une ombre, un fantôme invisible animé par un seul objectif.
   La destruction.
   Il se glissa aisément entre les gardes et s’approcha de la tente la plus grande et la plus opulente. C’était là que se trouvait sa cible.
   Il souleva un bord de la toile et regarda à l’intérieur.
   Un brasero en or se dressait au centre, ses braises projetant des ombres sur les parois de la tente. Dans un coin se trouvait un lit doré si grand que Sin crut être victime d’une hallucination. Mais il était bien réel, sculpté de têtes de dragon qui témoignaient du haut rang de l’homme qui y dormait dans une ignorance béate, enveloppé dans des fourrures de panthère des neiges et des peaux de lion.
   Le malheureux était à mille lieues d’imaginer que sa vie s’achèverait bientôt.
   Sin concentra son regard sur sa cible. Un rapide coup de cimeterre en travers de la gorge, et il dînerait de figues et d’agneau rôti. Il boirait du vin et dormirait sur un matelas de plumes plutôt qu’à même le sable qui lui grattait la peau, et où il devait toujours se tenir à l’affût des scorpions, des guêpes et autres sales bestioles qui hantaient la nuit.
   Il lui vint soudain une idée. Il examina de nouveau le décor de la tente, qui témoignait de la richesse et du pouvoir de l’homme endormi. Il s’agissait d’un roi. Un roi féroce qui faisait trembler les Sarrasins. Un homme qui, peut-être, pourrait le libérer de ses maîtres.
   La liberté.
   Le mot résonna dans sa tête. S’il lui restait une âme, il l’échangerait volontiers contre une nuit sans fers aux pieds, contre une vie où personne ne lui donnerait d’ordres ni ne le torturerait.
   Avait-il jamais connu autre chose ? Même en Angleterre, il n’avait subi que des tourments et des humiliations.
   Il n’avait jamais été à sa place nulle part.
   Tue-le et finis-en. Mange tout ton soûl ce soir et, demain, tu verras bien.
   Il ne connaissait rien d’autre. Cette philosophie primaire lui avait permis de survivre tout le long de sa courte existence empreinte de violence.
   La faim au ventre, il se glissa sous la toile.

 
   Henry se réveilla en sursaut en sentant une main sur sa gorge. Puis une lame glacée et tranchante se posa sur sa pomme d’Adam.
   -Un seul mot et vous mourrez.
   La voix froide s’exprimait avec un étrange accent où se mêlaient des intonations écossaises, franco-normandes et arabes.
   Terrifié, Henry tenta de voir quel genre d’homme avait pu passer outre ses gardes et…
   Il cligna des yeux en apercevant son assassin. C’était un gamin décharné vêtu de haillons, famélique, avec des yeux noirs dépourvus d’émotion. Il le dévisageait en semblant jauger la valeur de sa vie.
   -Que veux-tu ? demanda-t-il.
   -La liberté.
   -Pardon ?
   Les yeux du garçon brillaient dans la pénombre. Ce n’était pas le regard d’un adolescent mais celui d’un démon sorti des flammes de l’enfer.
   Une moitié de son visage était enflée et couverte d’ecchymoses. Il avait été battu. Ses lèvres étaient fendues et crevassées, et la peau de son cou rouge et à vif, comme si on lui avait fait porter un collier en fer. Ses poignets présentaient des blessures. Quelqu’un tenait ce garçon enchaîné comme un animal, un animal qui avait l’habitude de tirer sur ses liens.
   Henry fut encore plus surpris par la réponse du jeune tueur que par son aspect pitoyable.
   -Si vous me rendez ma liberté, je vous serai loyal jusqu’à la fin de mes jours.
   Sortis de la bouche d’un autre, ces mots auraient fait rire Henry. Cependant, quelque chose lui disait qu’obtenir la loyauté de ce jeune homme serait une bénédiction. Une fois acquise, une telle loyauté serait fort précieuse.
   -Si je refuse ? demanda-t-il.
   -Je vous tuerai.
   -Mes gardes te captureront. Tu ne t’en sortiras pas vivant.
   L’adolescent secoua lentement la tête.
   -Ils ne me prendront pas.
   Henry n’en doutait pas. Il était déjà remarquable qu’il soit parvenu jusqu’à lui sans être repéré.
   Il examina les longs cheveux et les yeux noirs du garçon. Même brûlée par le soleil, sa peau était plus claire que celle de la plupart des habitants de la région.
   -Es-tu un Sarrasin ?
   -Je suis…
   L’adolescent s’interrompit. Une douleur profonde assombrit son regard durant quelques instants.
   -Je ne suis pas un des leurs, reprit-il. J’étais l’écuyer d’un chevalier anglais qui m’a vendu aux Sarrasins afin de payer son voyage de retour.
   Henry écarquilla les yeux. Il comprenait à présent l’état du garçon. Les Sarrasins lui faisaient sûrement subir toutes sortes de supplices et de dépravations. Quel monstre pouvait vendre un enfant à ses ennemis ? Une telle cruauté le laissait pantois.
   -Je te libérerai, promit-il.
   -J’espère que ce n’est pas un piège, dit le garçon d’un air suspicieux.
   -Ce n’en est pas un.
Le garçon le lâcha et s’écarta du lit. Puis il recula vers la paroi où il s’accroupit, une main sur la toile, prêt à fuir si Henry faisait un geste brusque.
   Très lentement, pour ne pas l’effrayer, Henry se leva.
   Le garçon lança des regards nerveux autour de lui.
   -Ils vont venir me chercher, dit-il.
   -Qui ?
   -Mes maîtres. Chaque fois que je tente de m’enfuir, ils me retrouvent. Puis ils me…
   Henry lut l’horreur sur son visage. Le garçon semblait revivre les châtiments subis. Pris de panique, il se mit à panteler et changea d’avis.
   -Je dois vous tuer, annonça-t-il en se relevant. Autrement, ils me puniront encore.
   Il brandit de nouveau son cimeterre et fondit sur Henry. Celui-ci arrêta son poignet.
   -Je te protégerai, assura-t-il.
   -Personne ne peut me protéger. Je ne peux compter que sur moi-même.
   Ils luttèrent quelques instants, puis le rabat de la tente s’écarta.
   -Majesté, nous avons trouvé…
   Le garde s’interrompit en les voyant, puis appela aussitôt des renforts. Une douzaine de soldats firent irruption sous la tente et, profitant de la stupeur du garçon, Henry parvint à lui arracher son arme. L’adolescent se battit tel un lion piégé. S’il n’avait pas eu que la peau sur les os, peut-être aurait-il eu une chance. Au bout de quelques minutes, les gardes réussirent à le plaquer au sol ; ils durent néanmoins s’y mettre à cinq pour le maîtriser.
   -Relâchez-le.
   Stupéfaits, les douze hommes se tournèrent vers le roi.
   -Majesté ? demanda son capitaine.
   -Faites ce que je vous dis.
   Lorsqu’ils le libérèrent, Henry remarqua que le garçon avait eu un bras cassé pendant le combat. Il saignait du nez et avait une entaille sur le front. Pourtant, il se releva sans émettre le moindre son. Il se contentait de tenir son membre blessé en observant ses ennemis comme s’il s’attendait au pire.
   Qu’il ne l’implore pas pour qu’il lui laisse la vie sauve en disait long sur les horreurs qu’il avait vécues. Il se tenait le dos droit, défiant ses adversaires.
   Sans quitter le garçon des yeux, le capitaine s’avança vers Henry.
   -Majesté, nous avons trouvé deux Sarrasins à la lisière du camp. Je suis sûr que ce garçon est avec eux.
   -Sans aucun doute, répondit le roi. Garçon, comment t’appelles-tu ?
   L’adolescent baissa les yeux et répondit d’une voix à peine audible :
   -Mes maîtres m’appellent Kurt.
   Quelques semaines plus tôt, Henry avait appris que, pour les Sarrasins, ce mot signifiait "ver de terre" ou "asticot".
   -Quel est ton nom chrétien ?
   -Quand je servais le comte de Ravenswood, on m’appelait Sin.
   Henry tressaillit.
   -Tu es le fils de MacAllister ?
   Le regard du garçon se vida de toute émotion.
   -Je ne suis le fils de personne.
   Henry comprit. Lorsqu’il avait offert de renvoyer le garçon à son père en Écosse, le vieux laird MacAllister lui avait fait la même réponse. Sin était le seul des enfants écossais retenus en otage en Angleterre à avoir été rejeté par sa famille. Ne sachant que faire de lui et n’ayant pas le temps de s’occuper de son cas, Henry l’avait confié à Harold de Ravenswood.
   De toute évidence, cela avait été une erreur.
   Une fois n’était pas coutume, Henry fut pris de remords. Ce malheureux garçon avait été sous sa responsabilité, et il l’avait abandonné à un sort qu’aucun enfant n’aurait dû connaître.
   -Allez chercher un médecin, ordonna-t-il. Et faites apporter un repas et du vin pour le garçon.
   Sin sursauta. Sans doute s’était-il attendu que le roi le fasse pendre. Au mieux, qu’il le fasse fouetter. Il n’était bon qu’à prendre des coups… et à tuer.
   -Ne sois pas si surpris, mon garçon, lui dit Henry. Demain, nous te ramènerons chez toi.
   Chez lui. Un lieu vague qui n’existait que dans son imagination. Un lieu dont il avait toujours rêvé, où il était bienvenu, où il était accepté.
   Son père l’avait chassé d’Écosse, où personne ne voulait de lui. En Terre sainte, les Sarrasins l’avaient méprisé et lui avaient craché dessus. Peut-être que, cette fois, en Angleterre, il trouverait sa place.
   Peut-être que, cette fois, il trouverait le foyer dont il avait tant besoin.
   Oui, en Angleterre, il trouverait la paix.

 

 

   

 


Texte original © Kinley MacGregor - 2003
Traduction © J'ai Lu Pour Elle - 2020